Voyage en quelques actes, ou comment en cherchant l'étranger, nous rencontrâmes une petite sirène

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squelette d'universQuand un voyage commence-t-il ?  Quand on en prend conscience ? Quand on dit "je pars" ? Celui-ci, s'il faut lui chercher un début - mais ce début n'est-il pas inclus dans le début de ma vie ? - a commencé plus vite que prévu. Un précipité formé par une goutte de rêve, tombée par hasard sur une espérance. J'allais pieds nus, une voix me guidait - viens nous partons, guidait à travers le labyrinthe de ruelles inconnues. J'allais les pieds sautillants, libres, le corps léger comme s'il n'était pas là. Un oeil, deux mains, deux pieds, et un appareil photo. Les organes ne sont pas vitaux dans les rêves. Les pavés sont lavés de tous soupçons. L'endroit est neuf, irréel, théâtral. Le monde des rêves est parfois tellement édulcoré qu'il est étonnant de s'y laisser prendre. Et pourtant, non seulement on y croit, mais en plus, on s'en fait les complices innocents. Du monde aux fenêtres, de belles têtes bien rondes et maquillées, des costumes. Des acteurs. Je prends des photos. Colmar/mer. Travelling rapide, les décors s'estompent devant la fraîcheur de l'océan, là-bas, une femme qui paraît marcher sur les flots. Elle fait d'amples gestes aériens, comme si le monde allait bouger maintenant au rythme de ses mouvements. En m'approchant, je découvre sa nudité, j'entends ses voix qui déclament vers les quatre horizons, le corps dansant s'enroule autour des mots. Un sein énorme et lourd comme la Terre, mais la Terre est-elle lourde ? pas plus que ce sein monstrueux qui ne la gêne d'aucune manière, d'ailleurs ne s'éclipse-t-il pas derrière l'autre, plus petit, bien plus petit ? Et elle leur tourne autour. Et nous autour. Autour... au tour.... Je me réveille. Ainsi commence ce voyage.

Lever de rideau. Tous en scène. Le fossoyeur, la funambule, Jodhra, Raphaël, le pigiste, moi. Le peuple de la marge se réserve le droit d'intervenir quand bon lui semble. Où est l'étranger ? aucune trace de lui. Ouverture en musique : la route, gentil coquelicot nouveau. Choeur : "au pays des merveilles de Juliette". Escale, la première, dejà. Personne ne descend. Nous attendons le feu vert pour repartir. Pelote de secondes. Jodhra s'est endormie dans le chant du coquelicot. Rouge. Ses lèvres fredonnent des vers remontant du large de son sommeil. Elle fait frisonner le ciel en agitant la gentil coquelicot ?cime des arbres. Elle est partie à la recherche de la femme du rêve. "Je veux retrouver la petite sirène. On devrait lui demander de venir avec nous. - Allez où, demande la petite sirène ? - Là, où nous allons, répond Jodhra. - Je ne connais pas le voyage, je n'en suis qu'un détour." Jodhra s'éloigne de nous. Les pays se succèdent. Pelote de secondes. Nous la rattraperons à notre rythme. Le ciel est le même ici que dans le rêve, il sera notre lien, la funambule lancera son fil pour garder le contact. Do, l'enfant, vibre et emporte nous.

Seconde escale. Les secondes s'emmaillotent, ne pas perdre le fil. Ne pas.

- Où sommes-nous ? - Ici - Ou là - "Aire nord", ici, à votre gauche vous pouvez voir un panneau indiquant le possible passage d'ours polaires - le vol de l'ours polaireJ'en ai vu un. - Où ça ? où ça ? - A moi, là ! - C'est bien ce que je me disais - Vous vous disiez ? peut-on savoir ? - Qu'il est très difficile d'attraper un ours polaire. - Surtout quand il vole si haut dans le ciel. - Nous pourrions le survoler s'il nous en laissait le temps - L'ours polaire est-il un voleur ? - Comme tous les ours. - Je n'ai jamais vu d'ours voler. - Parce qu'ils ne sont pas à vendre. - Chut, intervient Jodhra, la fille du bord de mer s'est endormie. Elle rêve de nous. - C'est ce qui nous alourdit ? - Vous savez ce qu'on dit, plus on est de fous... - Trois-quatre, le chant du coquelicot pour la petite sirène.

Turbulences. Les funambules sont à la fête. Le fossoyeur creuse son sourire. "Allez, l'ami, cessez donc de vous cramponner à votre pioche, elle va pas se défiler", dit le pigiste. "Occupez-vous de vos bruits, j'ai le mal de l'espace. Il fait trop grand ici et pas assez profond."

Ralentissement, amourtisserant, les fils s'entremêlent, noeuds dans l'O, l'astre noir régale. Gare à l'excès. Nous traversons des zones habitées. Cela existe donc encore par ici. Nous, somme d'eux.

Arrivée.

Une lézarde gravée dans la chaleur. "La mer est belle, clame la sirène, chair de terre dans l'air battu de mirages, champ à l'air incendiant travaillé. Donnez aux heures la douceur languissante, du bout des doigts, elles le méritent." Froissement de l'air gondolé, une page s'ouvre : "Mais où est-il ce voyage ?" dit le sous un galet, l'histoirelivre d'une voix blanche. Dans les reflets insaisissables des poissons-sauteurs qu'écailles éclatantes perdront, goélands lascifs dévoreront ? Dans les rires des galets ? Déposons ici-même, ce que chacun de nous a récolté durant le trajet. Des pelotes, des secondes, un ours polaire volé volant, la sirène au chant coquelicot, des reflets dans la paume de la main, des va qui roulent des viens. Le livre laisse échapper une pierre blanche. Le livre parle, il entasse ses blancs, ses mots, ses vides, ses essoufflements, pelote de livre. Où sont tes silences ? Quelle vie se trame à l'ombre d'un galet ? Comment lire alors que le moindre mot s'ouvre en corolle, égare nos sens, se recompose en myriades de tentations, dont nous ne saisissons rien ? Abîme creusé dans la chaleur. L'esprit s'évague, il se retire, a beau s'ancrer au mot, celui-ci est comme une falaise que ronge le regard derrière le regard, ce regard échappé d'une césure de la conscience. Si vous dressez l'oreille... bruit court, goéland vole. Croyez-vous aux sirènes ? Mots liquéfié dans lesquelles vos phrases s'enlisent. Mots concassés, déchirure dans les ailes du moulin, le vent s'enfuit, la chaleur grave ses lézardes.

Ecuador, Gide disait qu'il fallait atteindre le voyage en pirogue. Mais depuis la végétation a bien poussé, amas de galaxies pétrifiétout envahi, et mes outils défricheurs sont émoussés. Alors comment ? Nous sommes impuissants devant les mots que désagrège l'imagination. Ne reste que l'ultime secours du rêve. Entrez entrez, dit la sirène. Venez, plus vos mouvements seront lents, plus votre rêve sera là. Là, dans le centre de ma main, creusée vers l'infinie, un amas de galaxies pétrifié. Plus loin, le squelette d'un univers, dont le bruit fossile nous parvient encore, "il était une fois". N'oublie pas de prendre des notes, pigiste. Ici, nous sommes vieux de plusieurs milliards d'années. Ces mots qui s'inscrivent se sont écrits il y a très longtemps, de mirage en mirage, ils ont remonté les contre-allées. Un rire éclate ces pensées sans âge, un petit d'homme fait ses premiers pas dans la mer. Le corps dans le corps est une merveille.

 

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